Jacques Sapir: avec un taux de la BCR à 21 % qu’en est-il de l’économie russe ?

Jacques Sapir est un économiste français spécialiste de l'économie russe.

Il enseigne à l'université Paris-Nanterre, avant de devenir maître de conférences puis directeur d'études à l'EHESS, directeur du Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI-EHESS) et responsable de formation doctorale. Il est élu membre (à titre étranger) de l'Académie des sciences de Russie en octobre 2016.

Spécialiste de l'économie russe et des questions stratégiques, ainsi que théoricien de l'économie, il se fait connaître par ses positions hétérodoxes très marquées sur divers sujets et son engagement politique. D'abord situé à gauche pour sa critique du néo-libéralisme, de l'Union Européenne et de l'euro, il en vient à prôner des rapprochement vers la droite et l'extrême droite française par ses thèses intéressant la mouvance souverainiste

Ses analyses sur la Russie ainsi que sa présence dans certains médias d'État russes font l'objet de critiques lui reprochant d'être « pro-russe », proche du Kremlin.

Le taux de la BCR (Banque Centrale de Russie) peut-il détruire l’économie russe ? Cette question nous l’avons posé à Jacques Sapir, ancien directeur d’étude de l’EHESS, grand spécialiste de l’économie soviétique puis russe, et aujourd’hui professeur à l’Ecole de Guerre Economique, à Paris. En tant que spécialiste de l’économie russe, pensez-vous que le taux de la BCR peut détruire cette même économie ?

Le taux directeur de la banque centrale de Russie est très élevé, puisqu’il est à 21 %. Ce taux aura des conséquences sur l’économie russe, mais pas de conséquences dramatiques à court terme pour la raison que les entreprises sont, du moins pour les plus grandes d’entre elles, largement hors crédit bancaire. L’essentiel des ressources de financement des investissements étant pour 90 % de l’auto-financement issu des profits. Par contre le crédit à la consommation va être touché. D’ailleurs en décembre 2024, si j’en crois les chiffres donnés par la BCR, le crédit à la consommation s’est contracté, alors qu’il s’était beaucoup développé depuis deux ans et demi.
Néanmoins, il est évident qu’un taux d’intérêt d’environ 14/16 % serait plus acceptable, mais ça ne provoquera pas l’effondrement de l’économie russe.

Quels effets à long terme ce taux peut-il engendrer ?

Il faut savoir que le taux directeur de la BCR détermine celui auquel les banques prêtent. Or, actuellement pour obtenir un prêt il faut compter un taux de 27 à 28 %. Mais, la raison pour laquelle cela n’a pas un effet dramatique, ce que l’on constate avec une réduction du crédit à la consommation de seulement 0,7 %, c’est la hausse des salaires réels et nominaux. En effet, les salaires augmentent en Russie de manière considérable. Quand on constate dans les statistiques russes que le salaire réel augmente de 6 à 7 %, dans la mesure où l’on est sur un taux d’inflation de 9 %, ça veut dire que le salaire nominal de votre fiche de paye augmente réellement de 16 à 18%. Le salaire nominal avait déjà augmenté de 17/18 % en 2023 puis à nouveau en 2024 et il augmentera probablement encore de 13 à 14 % l’année prochaine.

Donc, les salariés ont de belles rentrées de revenus. Même si le taux va peser lourdement sur les remboursements de ceux qui ont pris un crédit, l’année prochaine si les salaires continuent de monter ce sera déjà en partie couvert par les hausses de salaires à venir. Car, des intérêts se payent dans la durée à partir d’une base fixe (le montant du crédit obtenu). Si le revenu de celui qui paye ces intérêts augmente dans la durée, leur poids dans le revenu tant à diminuer. Ceci étant, il est clair que la hausse des taux d’intérêts va ralentir le développement de l’économie, car il va peser sur la consommation. Si l’on enregistre une contraction des crédits elle ne sera pas dramatique.

On est donc sur une politique de la BCR qui va juste freiner la croissance mais qui ne va pas l’annuler.

Cette politique de taux directeur élevé n’est-elle pas contre-productive ?

Elle est contre-productive en réalité car elle va contribuer à alimenter l’inflation. Les entreprises n’ont pas besoin d’emprunter pour financer leurs investissements mais elles empruntent pour financer le cycle de production. En économie on appelle ça le « capital circulant » et c’est là où les sociétés ont recours à des crédits bancaires aux taux très élevés. Dans la mesure où actuellement, la demande est au niveau des plus grandes capacité de l’offre, les entreprises peuvent répercuter ces taux d’intérêt, on dit en langage économique que les entreprises font les prix au lieu de les subir, situation qui arrive quand l’économie tourne en dessous de son niveau optimal de production. Or, la demande excède l’offre actuellement en Russie. Dès lors, toute hausse des taux se répercute dans les prix des entreprises et contribue à entretenir l’inflation.

Selon-vous les taux d’intérêts ne sont pas une méthode efficace pour lutter contre l’inflation ?

En effet. C’est là où la banque centrale devrait réfléchir, parce que l’inflation en Russie n’est pas liée à un phénomène monétaire mais au fait que le marché du travail est quasiment épuisé. Le chômage est au plus bas depuis 1991 avec un taux d’environ 2 %. Par ailleurs, dans les statistiques du chômage nous avons plus ou moins 2 millions de chômeurs ce qui est très faible par rapport à la population russe, dont 1,5 millions qui restent au chômage moins de six mois. Il s’agit de chômage que l’on appelle frictionnel et non pas économique. Ce sont autant de critères qui explique un contexte inflationniste évident.

Si vous ajoutez à cela que l’économie russe continue de s’adapter à la nouvelle situation géopolitique et que les coûts augmentent parce qu’on est en pleine réorganisation ; que les volumes des importations n’ont pas été affectées par les sanctions mais que les prix des produits importés ont augmenté du fait de la nécessité de passer par des intermédiaires internationaux qui génèrent des surcoût de l’ordre de 15 à 20 % ; nous avons toutes les conditions pour avoir une inflation importante.

Donc, nous ne sommes pas face à un emballement de l’inflation ?

Il faut quand même rappeler qu’avec une inflation de 9,5 % en décembre 2024 nous ne sommes que 50 % au-dessus de l’inflation de 2021 qui était déjà à 6 %. Par conséquent il n’y a pas d’emballement. Si l’on compare à d’autres pays comme la Turquie qui est à 44 %, là on peut vraiment parler d’emballement et pourtant la Turquie ne s’effondre pas économiquement. Ce qui prouve que les économies sont capables de supporter des niveaux d’inflation très élevés.

Les économies peuvent le supporter mais les populations elles, le peuvent-elles également ?

Pour l’instant il n’y a pas d’émeutes en Turquie d’une population devenue incapable d’acheter certains produits. Parce qu’en règle générale, quand on est face à ces très hautes inflations on enregistre derrière des hausses de salaire importantes. Même si ces hausses de salaire n’arrivent pas à compenser la totalité de l’inflation. La population certes souffre un peu mais pas autant qu’on pourrait le croire. Ce n’est que si l’emballement de l’inflation est tel que les revenus de la population ne peuvent pas suivre, comme par exemple au Liban, que le problème de l’inflation devient dramatique.

Mais si les taux de prêts sont trop élevés les consommateurs n’empruntent plus et par conséquent n’achètent plus et les entreprises n’ont plus les moyens d’investir, donc ne croyez-vous pas que l’économie peut au mieux stagner ?

C’est une situation que nous aurions eue s’il y avait eu un effondrement de la consommation. Ce n’est pas le cas. Le crédit à la consommation recule un peu depuis le mois de décembre. Nous allons enregistrer un freinage de la consommation mais pas un recul. C’est donc essentiellement via un investissement concentré sur la question de la productivité du travail que l’économie russe peut espérer contrôler et réduire progressivement son taux d’inflation.

Le problème principal aujourd’hui des taux d’intérêt c’est qu’ils ne sont pas une arme efficace face à l’objectif de faire baisser l’inflation. Cette baisse ne se fera que grâce à des investissements de productivité. Plus la productivité augmentera en Russie, et plus cela va détendre le marché du travail car cela permettra de produire plus de biens pour la même consommation en matières premières et pour le même montant des salaires, donc pour le même prix. Nous verrons alors se mettre en oeuvre des tendances déflationnistes.

Certains sous-entendent que ce mauvais diagnostic aurait été posé volontairement pour nuire à la Russie suite à une manipulation des pays occidentaux, vous en pensez quoi ?

Je pense que cela relève du délire. Je connais un certain nombre de responsables de la BCR en Russie. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux mais ces gens là ne vont pas chercher à handicaper l’économie russe. Le problème c’est qu’ils sont persuadés, et ils arrivent à persuader les autorités russes, que leur manière de lutter contre l’inflation est la seule. La BCR continue de raisonner comme si l’inflation que connait la Russie était strictement liée à une cause monétaire, ce qui n’est pas le cas. Le problème économique de la Russie c’est que le diagnostic qui a été posé sur l’inflation n’est pas le bon.

Il faudrait qu’ils examinent l’histoire des mouvements d’inflation en Russie depuis les années 1992/93 et qu’ils acceptent, que l’inflation peut ne pas être, dans certaines situations, purement un phénomène monétaire.

Les taux d’épargne à 20 % pour les particuliers invitent ces derniers à épargner à outrance. Cela ne peut-il pas nuire à long terme aux entreprises ?

Quand un particulier épargne, la banque va placer cette épargne. Donc, elle va investir. L’épargne et l’investissement c’est la même chose, sauf si l’on a un système financier qui permet la thésaurisation. Le problème survient lorsque l’on a des systèmes financiers spéculatifs, et là on n’est pas face à de l’épargne mais de la thésaurisation.

Mais le fait d’avoir un taux d’épargne à 20 % est plutôt une bonne chose. La Chine a durant très longtemps eu des taux d’épargne supérieurs 30 % pourtant elle s’est développée très vite. Au contraire, c’est cette épargne qui fournit aux entreprises matière à leurs investissements. La France par exemple, dans les années 1950/60 lorsqu’elle avait une économie qui se développait très vite, avait un taux d’épargne à 24-26 %. Donc, avoir un taux d’épargne à 20 % c’est tout à fait normal et même très sain. Cela veut dire que la population russe se projette vers l’avenir et qu’elle n’est pas prisonnière de l’immédiateté. Quand on a un pays, comme les USA, qui a un taux d’épargne très faible, à moins de 10 %, c’est très inquiétant. Au contraire, lorsque l’on a un taux d’intérêt très élevé qui se répercute sur le taux des dépôts ça encourage la population à épargner et ça va servir au développement de l’économie à travers divers investissements.

Pensez-vous que les sanctions appliquées depuis 2014 ont un réel impact sur l’économie russe ?

Les sanctions n’ont plus aujourd’hui qu’un effet résiduel qui se traduit par une hausse des coûts : coûts d’importations dus aux intermédiaires et coûts de réorganisation de l’économie pour pouvoir produire en interne ce qui n’offre plus d’intérêt à acheter en externe.

Si l’on revient en arrière, les sanctions appliquées en 2014/2015 ont provoqué durant environ deux ans une stagnation de l’économie russe. Les sanctions prises depuis début mars 2022 ont, elles, eu un effet important sur le 2ème trimestre de la même année avec un recul de 4% à 5 % de l’économie. Progressivement l’effet des sanctions s’est dissipé. Les entreprises russes ont appris à contourner ces sanctions. Et, actuellement, ces sanctions pèsent essentiellement à travers les coûts. C’est un phénomène qui alimente l’inflation et qui accélère la réorientation du commerce extérieur russe vers les pays asiatiques qui n’appliquent pas ces sanctions. Cela a permis de développer un processus de substitution des importations mais qui va lui aussi coûter.

Pourquoi la Russie importait-elle certains produits ? Parce qu’il était moins onéreux d’acheter ces derniers à l’étranger plutôt que d’investir pour les produire sur place. Avec les sanctions, il est nécessaire de développer l’industrialisation et la production de tout une série de produits et ces investissements massifs sont aussi l’une des causes de l’inflation en Russie.

Certes nous avons une poussée inflationniste qui fait que la BCR se pose des questions mais c’est un phénomène lié à des problèmes structurels. Aujourd’hui la Russie est obligée de fournir un effort particulier qui d’ailleurs va la transformer et la laisser dans une situation économique bien plus intéressante qu’avant les sanctions.

Comment voyez-vous cette transformation ?

Le poids de l’industrie dans l’économie va augmenter. Les statistiques russes distinguent une industrie extractive et une industrie manufacturière. Dans les années 2000/2010 l’industrie extractive était plus importante que la seconde du fait des prix internationaux élevés du gaz et du pétrole. Aujourd’hui, les prix du pétrole sont relativement modérés, bien que celui du baril de Brut de l’Oural soit pratiquement à 80 dollars, mais le développement de la part manufacturière de l’industrie est désormais plus rapide que celle de l’industrie extractive. La Russie va connaître un basculement très positif avec un développement économique et social comme elle n’en avait plus connu depuis l’arrivée de Vladimir Poutine. La Russie est en train de devenir une productrice de biens manufacturés qui va déterminer la logique de développement du pays.

Comment expliquez-vous cette politique de sanctions qui ont visiblement fait plus de dégâts aux pays qui les ont appliquées qu’à la Russie ?

Les sanctions économiques ont toujours un effet boomerang, c’est un fait connu des économistes qui ont travaillé sur les sanctions et les embargos. Une partie de ces sanctions revient sur les pays qui les ont édictées. Les premières sanctions de 2014/2016 ont coûté aussi cher aux pays de l’Union Européenne qu’à la Russie d’après diverses études occidentales. Actuellement, le poids des économies occidentales a baissé tandis que le poids des économies hors G7 (Chine, Inde, Malaisie, etc.) a monté. Or, ces pays se refusent à appliquer les sanctions. Certains pays désapprouvent la politique de la Russie et/ou sa position dans son conflit avec l’Ukraine, mais en même temps considèrent que les sanctions ne les concernent pas. C’est notamment le cas de l’Inde qui représente un milliard et demi d’âmes.

Par conséquent il était clair que ces sanctions n’isoleraient pas la Russie. Elles ont limité la part de l’UE dans le commerce avec la Russie qui est passé d’environ 50 % des exportations russes à quelques 20 % mais la différence a été immédiatement reprise par les pays asiatiques. Par contre, les économies occidentales (Allemagne, France, Italie) sont confrontées soit à une situation de très faible croissance, soit de récession pour l’Allemagne du fait de l’augmentation du prix de l’énergie. Or, en mettant des sanctions sur le commerce de l’énergie, les pays de l’UE se sont tirés une balle dans le pied.

C’était d’une stupidité sans borne.
Quand nous ferons les calculs d’ici quelques années, nous verrons que nous ne sommes plus à une égalité des coûts des sanctions mais une répartition d’un tiers/deux tiers, voir même ¼ et ¾ en notre défaveur.

Pourquoi avoir adopté une politique de sanctions qui, sur le long terme, ne pouvait que nous nuire ?

A partir du moment où l’UE, et notamment la France, a décidé de faire du problème de l’Ukraine et du contentieux Russie/Ukraine, un problème majeur, les politiques ont été obligés de dire aux populations des pays européens « on fait quelque chose ». Dans la mesure où l’on ne peut pas donner des armes en masse – parce que nous n’en avons pas – que fait-on ? Il n’y a plus que l’argument des mesures économiques. Le discours sur les sanctions a essentiellement pour but de dire aux populations « nous faisons quelque chose pour l’Ukraine ».

Cela ne marche pas mais on le maintien uniquement pour dire qu’on fait quelque chose, et c’est ça le problème. Pour avoir une discussion rationnelle sur la question des sanctions il faudra un jour pouvoir dire : « le soutien à l’Ukraine n’a pas fonctionné. L’Ukraine perd la guerre. Il faut revenir sur la politique des sanctions depuis le début ».

Il faut avoir conscience que les pays occidentaux sont allés beaucoup trop loin dans le soutien à l’Ukraine pour pouvoir du jour au lendemain dire « on s’est trompés, on fait marche arrière ». Ils finiront par le dire, quand ils sauront comment se sortir de cette situation d’ici six à sept mois. Actuellement, aucun gouvernement de l’UE ne peut se permettre de dire de but en blanc : « nous avons fait une erreur. Nous vous avons menti. Les buts de guerre n’étaient pas ceux annoncés, donc on va revenir en arrière ». Pour ça il faudra du temps.

Il y a eu en Russie des rumeurs de blocage des dépôts des russes dans les banques. Si ces rumeurs ont été démenties il y aurait parait-il un « plan grec » en cours de discussion…

Quelles seraient selon vous les répercussions sur la situation économique ? Sans compter les conséquences sociales, 40 millions de russes n’aimeront pas avoir leur argent converti de forces en actions des banques…

Ce sont, pour l’instant, des rumeurs sans fondements. La Banque Centrale de Russie a les moyens de contrôler le système bancaire, et le gouvernement a suffisamment de réserves pour recapitaliser, si nécessaire, des banques qui auraient un problème.

Propos recueillis par Valérie Bérenger

1 Commentaire

  1. Cher Monsieur Jacques SAPIR , votre interview est précieuse , car , en Occident , il est impossible d’accéder à des statistiques fiables sur l’économie russe . Pourriez-vous créer un site internet publiant , à un rythme trimestriel , et avec une grille de lecture constante ( permettant de comparer chaque trimestre au précédent ) , les statistiques économiques et financières russes ? Merci d’avance .

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